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Avant propos artistique du metteur en scène

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Pourquoi je mets en scène Pasolini aujourd’hui ?

Le fil conducteur des pièces de Pasolini que nous montons pourrait se résumer ainsi : l’aliénation de la conscience. Bernard Stiegler parle de ce que Marx n’a pas vu venir, à savoir l’aliénation de l’homme par l’exploitation de l’inconscient. Je crois que Pasolini l’a pressentie ; ce qui expliquerait d’ailleurs son rapport conflictuel avec le marxisme. Dans le cabaret Italie Magique, l’actrice prophétise :

« Me voilà maintenant devenue cette mystérieuse chose que merveilleusement un poète, certes, nomma non pas Avenir mais Aliénation : Je mʹautosubstitue, tout à ma conviction que mon moi est toujours plus à moi, alors quʹil est à Mammon. »

En ce sens, monter Pasolini après Brecht, cʹest pour moi aller explorer une zone où le poète allemand ne sʹest pas aventuré. Brecht en est resté à une description « mécanique » de l’exploitation de l’homme par l’homme. Même dans Fatzer, les monologues intérieurs et contradictoires du protagoniste restent sous la domination dʹune vision mécanique du monde, et le rêve de Johann Fatzer me semble être celui dʹun changement mécanique de lʹétat de chose. Or, et cʹest ce que dit clairement Pasolini, le néofascisme (l’essence du néo‐capitalisme) a pénétré et modifié la structure même du cerveau humain ; ce que nʹavait pas fait le fascisme des chemises noires qui se contentait, si l’on peut dire, de faire enfiler un costume au paysan italien sans modifier en rien son être profond. Dʹune certaine façon Brecht et dʹautres marxistes sont passés à côté de l’âme (anima) comme principe complexe de vie et possible objet dʹexploitation. Ils nʹont pas imaginé la question : « les robots rêvent‐ils de moutons électriques ? », pas plus qu’ils nʹont envisagé l’infernale robotisation de l’âme humaine. Le projet nazi avait une portée bien plus grande que le génocide dʹune race inférieure pour l’avènement dʹune supérieure, il voulait créer une terre sans peuple ; cʹest à dire une terre débarrassée des rapports dʹamitié et dʹamour entre les hommes. Regardons comment de nos jours le mot peuple a disparu des discours politique au profit du terme « population », et comment les tentatives de théorisation ont laissé place aux pourcentages. Pourtant Brecht posait bien l’avertissement : « Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ». Mais son théâtre (mettons de côté Baal et Dans la jungle des villes) sʹadresse toujours à la conscience du spectateur, à sa part rationnelle. Il invite à se tenir constamment en éveil. Mais ne finit‐il pas par ignorer totalement un lieu plus obscur de l’esprit humain constitutif aussi la conscience : l’inconscient ? Dans La vraie vie de Jacob Geherda, il traite le rêve mais il me semble encore l’envisager sous l’angle de la conscience et non sans une certaine ironie : lacte héroïque est rêvé et répond au manque de courage réel, le rêve est un lieu de refuge. Sans doute Brecht et la pensée marxiste atteignent‐ils ici leur limite quand ils refusent de prendre au sérieux l’inconscient parce qu’il est « bourgeois », parce qu’il donne des excuses à la conscience (comme le pensait Sartre), parce que ce qui sommeille est l’antithèse de l’action révolutionnaire... Cʹest justement là qu’intervient Pasolini pour moi. Jʹai choisi de mettre en scène trois pièces dont deux au moins ont un modèle brechtien et dont l’une cite explicitement le nom de Brecht. Ces deux pièces Italie Magique et Vif et Conscience, annoncent la grande crise idéologique que Pasolini va vivre au milieu des années 60 et dont il sortira ses six grandes pièces (et le drame en vers inachevé de Théorème). Sa tentative dʹassocier catholicisme et marxisme lui apparaît alors comme un échec ; il écrit, il crie même, en conclusion de sa longue Poésie sur un vers de Shakespeare :

« AUCUN DES PROBLEMES DES ANNEES CINQUANTE NE MʹINTERESSE PLUS ! JE TRAHIS LES BLEMES MORALISTES QUI ONT FAIT DU SOCIALISME UN CATHOLICISME TOUT AUSSI ENNUYEUX ! AH, AH, LʹENGAGEMENT PROVINCIAL : AH, AH, LES POETES QUI RIVALISENT DE RATIONALISME ! LA DROGUE, POUR PROFESSEUR PAUVRES, DE LʹIDEOLOGIE ! JʹABJURE CES DIX ANNEES RIDICULES ! »

Cette déclaration finale peut sonner comme un désaveu de Brecht... et ça l’est vraisemblablement. Mais la violence du propos, nécessaire à une époque donnée, nous pouvons aujourd’hui l’envisager avec nuance ; la mise à distance de ce qui est de l’expression brute (encore que cet extrait nʹarrive qu’au bout dʹune quinzaine de pages de poème) nous amène à la nuance, la finesse, l’intelligence, à l’Art : cʹest justement là la grande leçon de Brecht. Le contemporain, et particulièrement l’artiste contemporain, incapable de produire une pensée, préfèrera dresser les anciens poètes les uns contre les autres, ou les ignorer ; il préfèrera, par sécurité intellectuelle, les enfermer dans des systèmes bien définis ou proclamer son propre système, mais ce faisant, il ne fait que réagir au principe d’aliénation du monde contemporain par une autre aliénation. Pour moi, monter Pasolini après Brecht, cʹest aussi parler de cette filiation entre les poètes et qui construit mon propre processus ; car elle est porteuse dʹune liberté créatrice (d’une libération) pour un théâtre d’aujourdʹhui. J’envisage ainsi la mise en scène, non pas comme l’affirmation dʹun « univers » personnel (oxymore très actuel) ni comme la tribune de mon expression politique, plutôt comme un processus de mise en dialogue des poètes. L’enjeu difficile pour le théâtre, aujourd’hui, étant de tenir une ligne qui soit autre chose qu’une marque de fabrique ou une certaine flexibilité aux sujets d’actualité. Si Brecht s’adresse à la conscience et la tient éveillée, qu’en est‐il de Pasolini ? Pasolini a compris que le champ de la conscience ne se limite pas à la raison, mais aussi que la réalité ne se limite pas au champ de la conscience. Dès lors, il me semble que son théâtre, dans un geste symétriquement opposé à celui de Brecht, emmène le spectateur vers un lieu où la conscience est en sommeil ; car c’est à l’endroit du sommeil que la réalité prend forme. Pasolini s’adresse à l’inconscient comme lieu de la libido (principe de désir et d’amour), de la solitude, des forces créatrices, d’une mémoire originelle. Il comprend que le néo‐capitalisme pénètre et exploite ce « temps de cerveau disponible » (ce dont parle Stiegler) et que l’art et la poésie doivent interpeller cette zone de l’être et la libérer de l’emprise du « Baroque néo‐capitaliste ». Mais Pasolini le fait, non pas en mettant en scène un discours de lutte : il montre la lutte, le combat de l’âme avec elle‐même, prise dans le filet de ses contradictions, entre les forces du moi, du ça et du surmoi. C’est le sens des trois pièces que nous montons. Et il ne s’agira pas d’y tenir un discours conclusif, consommable pour le spectateur contemporain, mais de s’adresser par trois récits à la solitude de chacun, au spectateur de toujours. Ces trois femmes, allégories de la conscience, luttant pour l’estime de soi et de l’autre, peuvent, je le crois, nous ouvrir tragiquement à des désirs nouveaux.

« Tel un prophète du Dix‐Septième, une alternative de luxure et de sainteté, de bassesse et de refus radical ! Le Baroque revient conférer son irréalité aux hommes : il nʹest dʹautre réalité que la solitude. » P.P. Pasolini